Gilles BRIAUD (Articles de presse)
ÂMES SANS MERCI
peintures, dessins, gravures de Gilles BRIAUD
Après Pontormo (1), seul El Greco avait osé : dans l'Enterrement du Comte d'Orgaz, entre ciel et terre.
Le Grec a peint l'invisible, l'irreprésentable : l'âme du comte défunt, Gonzalo de Ruiz, imbunche foetal, protoplasme larvaire,
accueillie inparadisum par un ange.
Duchamp à son tour, in vitro, donne à voir, et plus encore à entendre, l'âme sous le voile de la Mariée :
non seulement on retrouve, dans les deux pans du Grand Verre, la terre et le ciel, mais la triple homophonie La mariée mise
à nu... /L'âme a ri (é)mise à nu(e) /La mare y est, .... y révèle la présence de l'âme - mare - « voie lactée chair » (2),
émise à nu par des célibataires onanistes : mettre ou émettre, on nous conte un orgasme, et si pour le Van Gogh du cinéma,
Jean Eustache, «le miroir de l'âme, c'est le sexe» (Une Sale Histoire), dans le « vitrail d'entrailles » duchampien,
l'âme, c'est la mare de foutre, vaste flaque (3), coulée laiteuse, carte du tendre « dans / le grand lupanar / du ciel »
(4). "Et ma peinture c'est du Pan-Art" disait Duchamp à sa belle visiteuse.
Aspiré / Inspiré - duchampollion célibataire (5)- par les trois (!) « pistons de courant d'air » de la Mariée,
Gilles Briaud en fracasse, d'un trait noueux et bouillonnant, le vitrail, et voici que le verbe et les homophonies
duchampiennes se font chair. Les âmes brialdiennes, loin d'être évanescentes et rebelles à tout canon, ont des corps
lourdement sexués, et pourraient hurler avec Artaud : « Je suis pendant de couilles et de queue / et ma fille est
pendante de mamelles et de con » (6). A l'opposé de la sexualité froide, vitrée, mercurielle, de la Mariée de
Marcel Duchamp, la « tunique de chair » qui les vêt semble avoir trempé dans lesang et la semence de Nessos.
Elles aussi, comme dans le palindrome - et palindrame - latin, tournent dans la nuit, consumées de - quel ? - feu.
Ni fond ni décor, Briaud va à l'essentiel, hors norme, hors mode, indémodable : corps facettés, sculpturaux,
contrapposto outré, tumultueux. Mais on sent que les regards affrontent Thanatos, la façade crue du vivre et l'énigme de mourir.
L'angoisse est sur les visages, comme elle se lisait déjà sur celui, torturé, de L'Eve chassée du paradis, peinte par
Masaccio sur les murs de la chapelle Brancacci de l'église Santa Maria del Carminé à Florence, et sur les visages
hagards de nombreux personnages de Pontormo. Qui, de Thanatos ou d'Eros, mène le bal ? Et on est déchiré de jouir.
L'oeuvre entier de Gilles Briaud naît de cet impossible : dire de la chair l'indicible cataclysme. A compte d'orgasme.
Despalunga, Pau, juin 2000.
1) L'Ascension des âmes était au centre de l'oeuvre monumentale restée inachevée de Pontormo : les fresques du choeur
de San Lorenzo, l'église des Médicis, effacées en 1738. N'en subsiste qu'une poignée de dessins.
2) Où l'on voit que Duchamp -oint par tous aujourd'hui, ses dévots sont innombrables- ne résistait pas aux facilités
et délices du lieu commun érotique. Impossible ici de ne pas évoquer Bataille, le derrière de Simone dans l'assiette,
« sa « chair rosé et noire » baignant dans le lait blanc » (Histoire de l'Oeil), Gilbert Lély (« ô luxe de mon sperme
dans la nuit de tes cuisses ! / Là-haut, la semence homologue de la voie lactée. » (La Sertisseuse du cri)).
Et le mot « foutre » est, en espagnol, toujours traduit par la lèche, le lait, prosaïsme qui désolait Borges.
3) Flaque monumentale, ou cumulo-nimbus, qui occupe presque toute la largeur du ciel (1,77m) du pan supérieur.
Les célibataires sont en nombre (combien ? ...) et la Veuve Poignet, Madame Cinq-Doigts, n'y va pas de main morte.
« [ Notre ] petite entreprise / Ne connaît pas la crise », braillent aujourd'hui avec Bashung les mâles célibataires.
4) G. Lély, Ne tue ton père qu'à bon escient. Prologue, Poésies complètes. Tome II, p. 179, Mercure de France, 1996.
5) Gilles Briaud est assez seul désormais. N'ayant plus le courage d'être rigoureusement abstraits
(cf. Mondrian, Max Bill), ou impitoyablement figuratifs (cf. Jean Rustin, autre solitaire), cinq mille peintres
aujourd'hui sont dans un entre-deux mou que l'on peut définir comme suit : un fond « en matière » (Ah, la matière ! Dans le
vide laissé par la « mort de l'art », la matière, évidemment, fait cale) est réchauffe ensuite, avec le manche du pinceau,
d'un chouia de figuration larvée. Nous en sommes là, c'est ce qui est exposable, recevable, vendu, acheté.
Barcelô a fait fortune.
6) A.Artaud, Cahiers de Rodez, juillet/août 1945, O.C. tome 17, p.l3 |